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Commentaire hebdomadaire

Immeubles de bureaux : une catastrophe annoncée?

9 décembre 2022
Jimmy Jean
Vice-président, économiste en chef et stratège

Si l’on réfléchit aux moments forts de cette année 2022 pour le moins mouvementée, le retour au travail en présentiel des employés de bureau (principalement dans un mode de travail hybride) marque une étape clé de la transition vers un monde postpandémie. Les jours passés au bureau ressemblent peut-être beaucoup au « bon vieux temps », mais le fait que la plupart d’entre nous n’y sont que quelques fois par semaine signifie qu’il s’agit bel et bien d’une nouvelle norme. Une étude Lien externe au site. S'ouvre dans une nouvelle fenêtre. sur les modalités de travail aux États-Unis suggère que la part des journées entières de travail rémunérées à domicile s’est stabilisée autour de 30 % en 2022, soit environ la moitié de ce qu’elle était au printemps 2020, mais tout de même bien au-delà des chiffres prépandémiques, estimés à 5 %.

Cela signifie que la situation est loin d’être réglée pour le marché immobilier commercial et, par extension, pour les actifs que les bureaux des entreprises représentent. Ce n’est pas étonnant, compte tenu de la réputation d’investissement de long terme attribuée à l’immobilier commercial. En effet, les baux de dix ans ne sont pas rares dans ce secteur. En principe, cela donne à la plupart des entreprises le temps d’évaluer ce que le mode de travail hybride implique pour leurs besoins en locaux pour bureaux. Cela dit, les pressions exercées sur les coûts par l’inflation, les salaires et les taux d’intérêt amènent certaines d’entre elles à se pencher sur les redondances, et une solution évidente s’offre aux gestionnaires chaque fois qu’ils errent dans des étages désertés.

Depuis 2000, le taux de disponibilité des bureaux n’a jamais été aussi élevé à l’échelle nationale. Calgary, Edmonton et Montréal affichaient les plus hauts taux de disponibilité au troisième trimestre. En Amérique du Nord, le secteur de la technologie est l’un de ceux qui ont le plus tourné le dos aux bureaux. On y a davantage adopté le télétravail à temps plein, notamment chez les entreprises en démarrage qui regroupent des talents à l’échelle mondiale, mais le secteur a également été frappé par des mises à pied cette année. Dans un scénario de récession où celles-ci toucheront un plus grand nombre de secteurs, la disponibilité des locaux pour bureaux pourrait être mise à plus rude épreuve, surtout lorsque les baux devront graduellement être renouvelés.

À titre d’économiste, cette situation soulève un certain nombre de questions. Dans les faits, la pandémie et ses confinements ont mis la table pour un autre cas de perturbation technologique. Il est vrai que le télétravail existe depuis plus de deux décennies. Dans certains secteurs, comme les services-conseils aux entreprises, le travail hybride était monnaie courante bien avant la pandémie. Grâce à des investissements importants en connectivité pendant les premiers confinements, les entreprises ont pu instaurer le télétravail pour l’ensemble de leurs employés de bureau en quelques semaines.

Mais comme dans tout cas de perturbation technologique, une partie du capital devient obsolète et perd de sa valeur. Par exemple, les services de covoiturage ont bouleversé l’industrie du taxi traditionnel partout dans le monde. À New York, la valeur d’un médaillon de taxi, le permis requis pour exploiter les fameuses voitures jaunes, est passée de plus de 1 M$ US en 2014 à un peu plus de 100 000 $ US cette année, laissant de nombreux chauffeurs endettés jusqu’au cou. Dans le cas des bureaux, il y a beaucoup d’espace inutilisé maintenant que les gens ne s’y présentent qu’une partie de la semaine. Selon un sondage mené par Collier, 60 % des entreprises auront besoin de 50 % à 70 % de leurs locaux actuels d’ici trois ans.

Tout comme les klaxons des taxis jaunes continuent de résonner dans les rues de New York, l’espace physique vide ne disparaîtra pas de sitôt. Toutefois, la question de la valeur de ces actifs est plus complexe que celle des médaillons de taxi. Les immeubles de bureaux sont répartis en catégorie selon leur qualité. À l’heure actuelle, la demande pour les immeubles de catégorie A (par exemple : nouveaux bureaux, bien ventilés, équipés de commodités modernes et optimisés pour le travail en collaboration) demeure forte dans tous les marchés. Les immeubles de catégorie C, plus désuets et situés dans des endroits moins recherchés, sont ceux qui peuvent connaître une augmentation du taux d’inoccupation ainsi que des pressions à la baisse sur les loyers et sur leur valeur. Et ces diminutions pourraient être importantes. Selon des recherches Lien externe au site. S'ouvre dans une nouvelle fenêtre. récentes effectuées pour le marché de New York, les bureaux pourraient perdre 39 % de leur valeur prépandémique, et ce, de manière permanente.

Certains avancent même que les locaux pour bureaux pourraient devenir un actif délaissé (stranded assset). Cela semble plutôt pessimiste, car les propriétaires chercheront à réutiliser l’espace pour atténuer le choc. Ce processus s’est produit maintes et maintes fois dans l’histoire des quartiers industriels de la plupart des villes, bien qu’il puisse parfois s’étendre sur plusieurs décennies. Dans le contexte actuel, le changement de vocation des bureaux abandonnés est invariablement lié à la question du logement, compte tenu de la pénurie dans ce secteur. Si le surplus de locaux pour bureaux pouvait être converti en logements, tout le monde y gagnerait. Alors que le Canada cherche à accélérer le rythme de l’immigration et visera bientôt 500 000 nouveaux arrivants par année, il ne fait aucun doute que tout ce qui pourrait permettre d’ajouter des logements qui font si cruellement défaut en ce moment doit être pris en considération. De plus, le fait de transformer des bureaux inutilisés en logements pourrait en prime limiter l’étalement urbain et réduire les émissions de carbone.

Malheureusement, ces arguments se heurtent à la complexité du monde des immeubles de bureaux. Premièrement, ces structures ont été conçues et configurées pour répondre aux besoins particuliers des entreprises et ne sont pas des unités résidentielles. L’emplacement des ascenseurs, l’architecture de la plomberie, les appareils de chauffage et de climatisation, l’exposition à la lumière naturelle, les balcons, ne sont que quelques-uns des éléments qui sont conçus différemment dans un immeuble résidentiel. Deuxièmement, et c’est particulièrement vrai dans le cas des immeubles de bureaux plus anciens, des rénovations plus exhaustives pourraient être requises pour respecter les normes modernes en matière de ventilation, d’efficacité énergétique ou de sécurité incendie, ce qui entraînerait des coûts importants. Troisièmement, il se peut que de telles conversions nécessitent une expertise spécialisée dans le secteur de la construction, et on peut supposer qu’il y a aussi une pénurie de ce côté à l’heure actuelle.

Compte tenu des coûts (y compris ceux des matériaux et de la main-d’œuvre) et des risques, les nouvelles unités résidentielles des immeubles de bureaux fraîchement convertis devraient se vendre à un prix suffisamment élevé pour que ces conversions soient rentables. Il n’est pas déraisonnable de s’attendre à ce que seuls les plus nantis puissent payer le prix (ou le loyer) minimal demandé pour ces logements. Cela n’améliorerait donc guère l’abordabilité des logements pour les ménages à revenu moyen ou faible. Si l’objectif est réellement de convertir les bureaux en logements abordables, cela pourrait s’avérer difficile à atteindre sans une implication gouvernementale substantielle.

Et même si les logements convertis étaient abordables, les quartiers centraux des affaires sont-ils attrayants pour les ménages typiques? Pour que ce soit le cas, il faut s’assurer d’y trouver des écoles, des garderies, des hôpitaux, des installations publiques et des espaces commerciaux. Ces investissements publics seraient nécessaires justement alors que la dépréciation des propriétés est susceptible d’exercer une pression sur les recettes fiscales des municipalités, ce qui signifie que les gouvernements fédéral et provinciaux seraient fortement sollicités.

Bref, nous sommes de retour au travail, mais nos immeubles de bureaux ne seront plus les mêmes. Cette situation entraîne des répercussions importantes. Les investisseurs qui ont misé massivement sur cette catégorie d’actifs lorsque les taux d’intérêt étaient bas le savent très bien. Et les choses n’iront pas nécessairement en s’améliorant.

Lire la publication Indicateurs économiques de la semaine du 18 au 22 juillet 2022

Consultez l'étude complète en format PDF.